Jardinier – Plan-les-Ouates

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Article paru sur la Tribune de Genève, le lundi 3 juillet 2023. Auteur : Fedele Mendicino

Photo : Steeve Iunker Gomez

Une fenêtre sur le Portugal de son enfance

Le maçon cultive un jardin à Plan-les-Ouates. Pour manger bio, se changer les idées et panser les plaies d’une existence faite de sacrifices.

Fedele Mendicino

Un coup d’œil à gauche, un autre à droite. Quand Antonio De Oliveira défile dans son potager, ses légumes semblent se mettre au garde-à-vous. «Vous voyez ce laurier au bout de la parcelle? Il sent très bon. Il vient du jardin de mes parents à Tomar, à 130 km de Lisbonne. Quand j’étais petit, on bossait en famille avec notre mule Carriça.» À l’ombre des oliviers, des orangers et des pêchers: «J’avais 5 ans.»

À l’évocation de ces souvenirs, le robuste maçon portugais est un mur qui se lézarde sous le poids du chagrin. «Ma mère est morte l’an dernier. Mon père en 2016. Elle avait 86 ans et lui 85 ans. C’étaient des gens bien. Des travailleurs qui m’ont appris à vivre.»

Les mains crevassées

L’homme essuie ses larmes avec ses pognes crevassées par le béton et le mortier. Il se reprend et termine sa tournée sur son petit lopin de terre. Quelque 130 m2 qu’il cultive depuis 2013 au sein des jardins familiaux de Plan-les-Ouates. «Avant, j’en avais un autre à La Chapelle. Mais ils y ont construit un quartier et on a dû partir.»

À voir la jungle potagère qui l’entoure, on comprend que ce Genevois de 64 ans a la main verte. Cet habitant du Bachet, qui fait lui-même ses plantons, surveille ses plates-bandes de fèves, de petit-pois, de pommes de terre, de tomates, de courgettes, de poivrons, d’aubergines et de salades: «Ah, celle-ci s’appelle oreille d’éléphant en portugais. Sa saveur me rappelle mon enfance. Pour mes petits-enfants de 3 et 6 ans, ce sera sûrement le goût de mes fraises. J’aime voir grandir les petits de Sara, notre fille.»

Ses yeux brillent encore. Par fierté pour cette fille unique devenue médecin. «Elle a beaucoup de volonté. Comme le jardin, elle sait que les choses ne tombent pas du ciel. Une fois, quand elle travaillait à l’hôpital, elle a croisé sa mère, qui était dans les couloirs en tant que nettoyeuse. Vous voyez ce que ça veut dire?»

Pudique, cet homme de la terre, qui s’excuse sans cesse pour son français, change de conversation. «Sara mange depuis longtemps mes légumes. C’est autre chose que ceux de la Migros et c’est du bio, hein!»

Pour Antonio De Oliveira, son jardin, c’est aussi l’occasion de ne plus penser au quotidien. De s’évader. Il en a eu besoin lors des coups durs de la vie: «Quand mon dernier employeur est parti en faillite, je me suis résolu à me mettre à mon compte. Je crois que c’est mon seul regret dans la vie. C’est beaucoup de travail. D’organisation, de soucis. Si j’avais été employé, je serais déjà à la retraite.»

Le club de Ronaldo

Il est 9 h, la première pause du matin s’impose dans la cabane qu’il a construite sur place en récupérant du matériel sur les chantiers. Au-dessus du toit flottent un drapeau suisse, un autre du Portugal mais aussi celui du Sporting Lisbonne, «le club qui a vu grandir Ronaldo». Antonio De Oliveira sort une cafetière italienne. Il tasse l’arabica moulu et allume la flamme de la cuisinière.

Des décorations improbables garnissent la pièce au style très chalet: une cage emprisonne de faux oiseaux, un nain de jardin porte un faon souriant et un bénitier rafraîchit des grenouilles dont la peinture s’écaille. Le maçon avale son café comme une grappa. Il regarde sa Casio Quartz avant de se remettre au travail.

Pour cet éternel déraciné, le potager c’est son lien avec le passé. Il lui permet d’importer, de reconstituer un bout de son pays d’origine: «Ça, c’est un cerisier que j’ai ramené du Portugal. Comme ce citronnier et cet olivier. Mais ces deux-là, je les rentre en hiver. Ici, il fait quand même trop froid.»

Dans son dos, une armée d’abeilles prennent un bain de soleil dans la poudre jaune d’une grosse fleur de pavot. «Je mets deux gros bouts de bois dans un seau avec de l’eau pour qu’elles boivent sans se noyer. Il y a une ruche à côté, c’est important pour elles et pour la pollinisation.»

La vie de saisonnier

Deux bananiers agitent leurs larges feuilles dans le vent frais du matin. «Ils ne font pas de fruits. Je les couvre quand les températures chutent. C’est normal.» Les frimas de l’hiver genevois, Antonio De Oliveira en a aussi souffert. Des aubes glaciales qu’il assimile à la solitude: «Je suis venu en 1986 comme saisonnier. J’avais 26 ans. J’ai dû laisser Sara, qui avait 1 an, et ma femme au pays. Et cela durant plusieurs années de suite. Je n’ai pu les faire venir ici qu’en 1991.»

Pour parler à la famille, chaque dimanche, l’ouvrier se rendait dans les cabines téléphoniques publiques à Cornavin. Des heures d’attente au milieu des autres camarades d’infortune italiens et espagnols. Alors quand on lui parle d’une retraite bien méritée au Portugal, le Genevois, qui se sent un peu «d’ici et de là-bas», hésite: «On va plutôt faire des allers-retours. Pour ma fille et les petits-enfants.»

Pour ne pas s’infliger une nouvelle solitude.

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